État de droit et état d’urgence : une incompatibilité manifeste ?

Récemment, la Hongrie, suite à la guerre en Ukraine, a instauré le 24 mai, par l’intermédiaire de son Premier ministre Victor Orban, un second état d’urgence, pris à la suite d’un premier état d’urgence qui lui, concernait la pandémie du coronavirus. La Hongrie, démocratie illibérale, semble passer d’un état d’urgence à un autre, sans inquiéter sa population. Pire, sa population semble réclamer cette sécurité excessive, portant atteinte à ses libertés fondamentales. Une forme de banalisation de l’état d’urgence semble avoir envahi ce pays.
 
Ce constat n’est pourtant pas exhaustif à la Hongrie ou aux autres démocraties illibérales, comme la Turquie. En effet, la France tombe, elle aussi et de plus en plus, dans le piège de l’exception, de l’urgence, de la police administrative devenue répressive, et des libertés fondamentales menacées, justifiées soit par des attaques terroristes, soit par des événements autres, comme récemment par la pandémie et demain, par d’autres événements justifiants des atteintes tout aussi importantes aux droits et libertés garantis par la Constitution.
 
La banalisation de l’état d’urgence mène pourtant à une impasse. En effet, conçu pour une temporalité courte (ex : les émeutes de 2005), il est inadapté pour des événements nécessitant une temporalité plus longue (ex : le terrorisme), et devient alors une arme légale dangereuse aux mains du gouvernement. Pire, il tend profondément, sous couvert de protection et de sécurité, à affaiblir les démocraties et l’État de droit. Enfin, par l’inscription dans le droit commun des dispositions propres à l’état d’urgence (ex : loi SILT), il tend à instaurer un « État policier », où la confusion entre la police administrative (prévention) et la police judiciaire (répression) devient la règle et où la protection des libertés garanties par la Constitution devient l’exception. Et à ce titre significatif, l’abandon du mot « sûreté » pour celui de « sécurité ». Par ce dernier mot, chaque personne est alors susceptible d’être un potentiel terroriste, justifiant la pérennisation des mesures d’urgence.
 
L’état d’urgence doit d’abord faire l’objet d’une étude téléologique pour discerner ce qu’il contient, notamment en le dissociant des cas de « suspension de la Constitution », (I) prévu par les Constitutions (ex : article 16 Constitution du 4 octobre 1958). L’état d’urgence doit ensuite être analysé selon un point de vue comparatiste (II). Enfin, l’état d’urgence doit, dans une démocratie libérale, être compatible avec l’État de droit (III), ce qui n’est pas le cas avec la loi du 3 avril 1955, mainte fois modifiée. Il ne sera cependant pas question dans cet article d’évoquer l’état d’urgence sanitaire, qui pourrait faire très largement l’objet d’un article à part.

État d’urgence et suspension de la Constitution, des notions différentes portant sur les « pouvoirs de crise »

Il sera question dans cette première partie d’évoquer les aspects théoriques de l’état d’urgence ainsi que ce que l’on appelle « la suspension de la Constitution », dit autrement, les périodes de dictature, où la Constitution se voit être suspendue pour être sauvée.

Ce qu’il faut entendre par « suspension de la Constitution », c’est l’idée selon laquelle on va suspendre des dispositions constitutionnelles pour répondre à une situation d’urgence. Très souvent, cette suspension est conforme à la Constitution, c’est-à-dire que le texte prévoit cette possibilité. En ce sens, et pour reprendre la terminologie utilisée par Jean Bodin puis par Carl Schmitt, on a, dans ces cas-là, une « dictature de commissaire ». Le dictateur, au sens romain du terme, se voit confier la mission de répondre à la menace, par la suspension des règles constitutionnelles. En ce sens qu’ici, le dictateur protège la Constitution (dictator ad tuendam constitutionem). Le dictateur est un organe extraordinaire, mais qui reste constitutionnel et républicain. On retrouve cette notion de « dictature de commissaire » aussi chez John Locke, quand ce dernier reconnaît qu’il est normal de recourir à des règles extraordinaires pour permettre de nouveau le fonctionnement normal des institutions (§166). La suspension temporaire de la Constitution permet ainsi de la protéger. Le mandat du commissaire s’arrête dès que la menace cesse.

L’état d’urgence se rattache à la notion plus générale des « pouvoirs de crise ». Selon Olivier Duhamel, les pouvoirs de crises correspondent à l’utilisation de procédés dérogatoire du droit commun, mettant en suspend la légalité ordinaire pour appliquer une légalité extraordinaire, censée s’appliquer seulement pendant le temps de la période d’exception et il précise notamment que ces dérogations concernent surtout le domaine « des libertés publiques ».

Parmi ces pouvoirs de crise, on peut y rattacher les dispositions de l’article 16 de la Constitution, celles de l’article 36 pour l’état de siège, la loi du 3 avril 1955 pour l’état d’urgence, la loi du 23 mars 2020 pour l’état d’urgence sanitaire et, plus méconnu, voire inconnu, la loi du 15 février 1872 dite « loi Tréveneuc » toujours en vigueur et qui dispose dans son article 1er que « si l’Assemblée nationale ou celles qui lui succéderont viennent à être illégalement dissoutes ou empêchées de se réunir, les conseils généraux s’assemblent immédiatement, de plein droit, et sans qu’il soit besoin de convocation spéciale, au chef-lieu de chaque département ». Son éventuelle application a d’ailleurs été très discutée par la doctrine lors de l’Occupation.

Concernant l’article 16, régime d’exception le plus connu et qui est le cas schmittien de suspension de la Constitution par excellence, il nécessite pour être activé plusieurs conditions. Tout d’abord des conditions cumulatives avec l’existence de menace grave et imminente. Des conditions alternatives ensuite en ce qui concerne la menace, qui peut soit frapper les institutions, soit l’indépendance de la Nation, soit sur l’intégrité du territoire ou enfin sur le respect des engagements internationaux. Des conditions cumulatives enfin où la menace grave et imminente doit frapper le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Le fait d’engager cette procédure n’est susceptible d’aucun recours. Disons-le, il est fort peu probable qu’il soit encore utilisé, tant les gouvernements préfèrent user de manière abondante de l’état d’urgence.

Cet article traitera de l’état d’urgence sous la loi du 3 avril 1955, il convient donc d’en voir le régime et sa « malfaçon législative ». L’auteur de ces lignes s’appuiera sur l’ouvrage d’Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues sur l’état d’urgence.

En premier lieu, la loi du 3 avril 1955 distingue entre la déclaration de l’état d’urgence, et son application. À l’origine, la déclaration revenait au Parlement (art.2 : « il ne peut être déclaré que par la loi ») pour un domaine d’application territoriale variable, et son application renvoyait à la faculté pour le gouvernement d’édicter des décrets complémentaires. Au travers de la déclaration et de l’application, c’est aussi l’espace géographique qui change. En effet, si le Parlement déclare l’état d’urgence, cela se fait dans un vaste territoire. Le gouvernement l’applique ensuite sur certaines zones. On le verra dans la seconde partie que cet agencement des attributions changera sous De Gaulle et sera confirmé par l’état d’urgence de 2015 où dorénavant, le Président le déclara via un décret pris en Conseil des ministres et le gouvernement l’applique par des décrets simples (en cas de changement, on respecte le parallélisme des formes).

En second lieu, la loi du 3 avril 1955 amène à distinguer entre un état d’urgence simple et un état d’urgence aggravé. L’état d’urgence « simple » se caractérise par les conséquences juridiques immédiates, dont les mesures de police font partie, qui surviennent dès la déclaration de l’état d’urgence (ex : Conseil d’État 1955, Bourobka sur l’interdiction de séjour). A contrario, l’état d’urgence « aggravé » se manifeste par la prise de mesures plus spécifiques par le pouvoir réglementaire, sous l’habilitation du Parlement.

En troisième lieu, le droit de l’état d’urgence contient à la fois une loi générale et une loi spéciale. On a ainsi une dualité matérielle au sein d’une loi formelle. De plus, et pour reprendre la typologie faite par le juriste Léon Duguit, la loi du 3 avril 1955 est à la fois un acte-règle, créant du droit purement objectif, et un acte-condition, qui voit son application à certains sujets juridiques sous des conditions précises. Ainsi ici, l’acte-règle fixe le régime juridique de l’état d’urgence et l’acte-condition, qui est la loi de déclaration de l’état d’urgence. On a donc, dès le départ, une malfaçon juridique. Peu rassurant d’avoir ce type de normes mal conçues quand on connaît les conséquences sur les libertés publiques.

L’état d’urgence en France et dans les démocraties libérales, une difficile comparaison

Il sera question dans cette seconde partie d’évoquer les aspects historiques de l’état d’urgence en France et ailleurs dans le monde, en s’appuyant ici encore, sur l’ouvrage de Olivier Beaud et C. Guérin-Bargues, « L’état d’urgence » édition LGDJ, 2e édition.

À proprement parler, l’état d’urgence en France a été instauré par la loi du 3 avril 1955 (n°55-385), pour faire face à ce que l’on appelait alors, « les événements d’Algérie », manœuvre habile pour ne pas utiliser l’article 7 de la Constitution du 27 octobre 1946, portant sur la déclaration de guerre. Il fallait donc prévoir un régime, qui ne soit ni une déclaration de guerre ni un état d’insurrection armée, conditions de l’état de siège. Le vocable de l’urgence sera alors utilisé, pour la première fois, par le ministre de l’Intérieur Bourge-Maunoury. Pour autant et on le verra, l’état d’urgence sous la loi du 3 avril 1955 s’avère être plus liberticide que les périodes d’exceptions prévues par la Constitution de 1946. Face aux dispositions liberticides que prévoit la loi de 1955, comme les perquisitions de nuit (article 11-1°), le contrôle de la presse (article 11-2°), les députés de 1955, contrairement à ceux de 2015, montreront le danger pour les libertés que représente l’état d’urgence et son incompatibilité avec l’État de droit. D’ailleurs, des députés comme Francis Vals n’hésiteront pas à montrer que l’état d’urgence est plus liberticide que l’état de siège, notamment du fait de l’aggravation du régime répressif par rapport à celui de l’état de siège, notamment par le transfert au préfet de larges pouvoirs répressif, sans passer par le jugé judiciaire, pourtant garant des libertés individuelles. La question de sa constitutionnalité sera aussi posée, sauf qu’a l’époque, le Comité constitutionnel n’avait que peu de pouvoirs pour faire un contrôle de constitutionnalité de la loi.

Passons les années 1955-1958 pour étudier l’état d’urgence sous la Ve République. Il convient de noter que sous la Ve République, l’état d’urgence a été déclaré à quatre reprises : 1961, 1985, 2005, 2015.

Dès 1960, de Gaulle va refonder la loi du 3 avril 1955 pour accentuer l’emprise du gouvernement sur la procédure. En effet, au travers de l’ordonnance du 15 avril 1960, on assiste à un transfert de compétence du Parlement vers le chef de l’État, ce qui est le contraire de la loi de 1955 (voir supra). Cet acte juridique marque la présidentialisation du régime, notamment sous sa forme. Cet acte juridique est une ordonnance au sens de l’article 38 de la Constitution du 4 octobre 1958, donc d’un acte pris en vertu d’une habilitation législative pour une période déterminée. Par cette ordonnance, on calque le modèle de l’état de siège dans la répartition des compétences et la déclaration de l’état d’urgence relève de la compétence exclusive du président de la République. De plus, la déclaration de l’état d’urgence relève désormais du décret et sa prolongation de la loi. Est enfin consacré par cette ordonnance le caractère intuitu personae de l’état d’urgence (article 4), devenant caduc en cas de changement de gouvernement et de dissolution.

En 1985, surviendra l’épisode de la Nouvelle-Calédonie et la première décision du Conseil constitutionnel sur l’état d’urgence. D’un point de vue procédural, cet état d’urgence dispose d’une singularité : il fut déclaré par un arrêté du haut-commissaire de la Nouvelle-Calédonie, en l’espèce, Edgar Pisani. Autre singularité, l’état d’urgence est déclaré en 1985, or en 1974, la France a ratifié la Convention européenne des droits de l’Homme. Ce faisant et pour la première fois, la France doit demander au Conseil de l’Europe, la possibilité de bénéficier des dispositions de l’article 15 de la Convention relatif aux circonstances exceptionnelles. Enfin et comme dit au début du paragraphe, l’état d’urgence de 1985 fera l’objet d’un contrôle de constitutionnalité de la part du Conseil constitutionnel et d’une décision, fort bien connue des constitutionnalistes et très contestée, en date du 25 janvier 1985. La question de droit posée par les « saisissants » était de savoir si dans la Constitution de 1958, une disposition constitutionnelle fondée l’état d’urgence. Ce à quoi a répondu habilement le Conseil constitutionnel en affirmant que l’article 34 de la Constitution (domaine de la loi) donne compétence au Parlement pour déclarer l’état d’urgence et accorde un « blanc-seing de constitutionnalité » aux multiples états d’exceptions que pourrait créer le Parlement, autre que ceux de l’article 16 (pouvoirs d’exception) et de l’article 36 (état de siège). Il interprète très largement l’article 34 qui confère au Parlement la compétence pour la protection des libertés, mais aussi, et c’est ainsi qu’il fonde l’état d’urgence, pour restreindre ces mêmes libertés, au nom de la préservation de l’ordre public. La décision du 25 janvier 1985 a été fortement critiquée par la doctrine. En effet, le Conseil constitutionnel transpose une jurisprudence administrative avec la conciliation entre liberté publique et ordre public (arrêts Benjamin et Basly), mais ne distingue pas entre les périodes ordinaires et les périodes exceptionnelles, alors que la jurisprudence administrative admet que lors des périodes d’exceptions, l’équilibre entre liberté et ordre public est rompu en faveur du premier (arrêts Dames Dol et Heyriès).

Depuis les années 2000, l’état d’urgence a été invoqué à deux reprises, en 2005 (banlieues) et en 2015 (terrorisme). On fera préalablement remarquer que, les députés de 2015 ont été assez peu regardants sur les atteintes graves et manifestes permises par la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 et son titre indigeste, « loi prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions ». Un cours de légistique serait le bienvenu pour les « légistes ». Que ce soit sur le fond ou sur la forme, la loi est incohérente, liberticide et inutile. Outre le toilettage de certaines dispositions de la loi de 1955, on a surtout l’ajout de mesures d’urgence, avec notamment avec l’assignation accompagnée du bracelet électronique. On notera la célérité des députés de la majorité de 2015, pris de panique suite à des attentats, et n’hésitant pas non plus à se passer des « raffinements procéduraux » pour reprendre M. Guillaume Larrivé. Or c’est déjà oublié, comme le rappelle le juriste formaliste Jhering, que « contre l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté ». À cela s’ajoute la peur du « risque constitutionnel » de voir la loi censurée. L’état d’urgence de 2015 n’a eu de cesse d’être prorogé jusqu’à la loi SILT de 2017 qui inscrit dans le droit commun les dispositions de l’état d’urgence.

Si l’on compare la France avec d’autres États, on remarquera que les états d’exception instaurés dans les autres d’États peuvent donner des leçons sur les risques de sa banalisation. Le droit comparé montre que l’état d’urgence tend à déstabiliser les démocraties modernes et non à les sauvegarder. Le contre-exemple idéal pour une démocratie libérale est l’Allemagne. Par la révision de 1968, la Loi fondamentale du 23 mai 1949 a vu se rajouter les notions « d’état de tension » et « d’état de défense ». Mais il ne s’agit ici que de mécanisme très détaillé offrant des réponses graduées aux situations exceptionnelles résultant d’une agression armée. Disons-le clairement, l’Allemagne n’a jamais utilisé ces états d’exceptions. La réponse a toujours été législative, même pour traiter le terrorisme, et cela s’est toujours fait sous le contrôle strict de la Cour constitutionnelle, qui s’est efforcée de défendre l’ordre constitutionnel libéral. À l’inverse, le cas de la Turquie est lui aussi, pour l’instant, à l’opposé de ce qu’a pu faire la France. Abaissant au minimum l’État de droit, l’état d’urgence proclamé en 2016 et la loi votée en 2018 a conduit à une présidentialisation à outrance du régime turc et, sur le plan des libertés publiques, à l’arrestation de 4000 magistrats, 9 parlementaires, 5000 universitaires et un recul de la liberté de réunion, de manifestation, de la presse, etc.

Il convient de voir à présent si les exigences de l’État de droit peuvent être compatibles avec l’état d’urgence.

La difficile comptabilité entre l’État de droit et l’état d’urgence

Pour rappel, l’État de droit repose sur quatre piliers : la sécurité juridique ; les droits et libertés fondamentaux ; le principe de légalité et la hiérarchie des normes. De plus, il repose sur deux principes : la séparation des pouvoirs et le rôle du juge comme garant de la légalité.

Un bilan sur l’état d’urgence de 2015 devrait être tiré : il n’a été d’aucune utilité pour lutter contre le terrorisme. De plus, la banalisation des mesures d’urgence est inquiétante pour les libertés publiques. L’état d’urgence devient un outil de gestion du quotidien et de plus, des dispositions matérielles sont inscrites dans le droit commun, banalisant des dispositifs par nature extraordinaires. Aussi, l’enchevêtrement des polices administratives et judiciaires, avec une police administrative devenant répressive, conduit à porter des atteintes importantes à l’État de droit. Concernant la question du terrorisme, le terroriste, pour reprendre l’expression de Carl Schmitt, est un « sous-marin terrestre », capable de surgir à n’importe quel moment et de frapper n’importe où. Alors, dans ces cas-là, comment un état d’urgence pourrait prévenir contre le terrorisme ?

À part mettre tout le monde sous cloche, on voit mal comment des mesures répressives éviteraient de telles atrocités. Pire, ces mesures liberticides frappent les citoyens et non les terroristes. Ces derniers sont prêts à se faire exploser, alors, à quoi bon prévoir un arsenal juridique liberticide ? L’attentat, pour reprendre les mots d’Antoine Garapon, pose un défi politique, en ce sens qu’il remet en cause « la capacité des démocraties contemporaines à faire de la politique ». À ce jeu-là, l’usage de l’état d’urgence est le contraire de ce qu’il faudrait faire, car par ce dispositif, le monde politique, encore sous la confusion et pris par ses sentiments, refuse de faire de la politique. Par l’état d’urgence, l’État capitule face au terrorisme, au lieu de l’affronter par la réaffirmation des principes démocratiques. Les attentats deviennent le prétexte de l’extension croissante des mesures liberticides, de l’imperium sur les citoyens. Les citoyens, fatigués et encore sous le choc, passent un contrat tacite avec le pouvoir en place, pour accepter une sécurité absolue, sans peur de voir ses libertés réduites, amenant à l’avènement d’un « hobbesisme sobre ».

Alors, que faire ?

On pourrait tout d’abord, faire comme en Allemagne, en répondant aux attentats par l’outil législatif, avec un contrôle très strict du Conseil constitutionnel, afin de protéger l’ordre constitutionnel libéral. Il n’y aurait alors pas besoin d’état d’urgence. Cela permettrait de prendre de la hauteur sur les événements et de préserver au mieux les libertés publiques, mais cela nécessite quelque chose que nous avons perdu : la délibération et son corollaire, la raison.

On pourrait aussi, et c’est la position que défend l’auteur de ces lignes, constitutionnaliser l’état d’urgence. Il convient de préciser ce point. L’auteur de ces lignes ne souhaite pas constitutionnaliser la loi du 3 avril 1955 comme avait voulu le faire François Hollande, et qui aurait conduit à des atteintes très graves pour les libertés publiques. Il convient, dans la Constitution, d’énumérer les régimes d’exception et inscrire dans un article, que « la Constitution ne peut prévoir d’autres régimes d’exception ». Les articles prévoyants les régimes d’exception devront renvoyer à des lois organiques, permettant alors un contrôle automatique de la part du Conseil constitutionnel. Afin de préserver le constitutionnalisme libéral, plusieurs éléments devront être réunis. En premier lieu, il convient de limiter strictement les différents régimes d’exception. En second lieu, il convient de limiter dans le temps chaque procédure d’exception. Dès que la menace cesse, le régime d’exception doit cesser. D’où un contrôle très poussé de la part d’une Cour constitutionnelle. En troisième lieu, il faut que le régime d’exception soit mené par un tiers, un commissaire pour reprendre Jean Bodin.

Ce tiers doit être désigné par la Constitution et ne peut être ni le Président ou le Premier ministre. Enfin, il convient de réhabiliter la responsabilité politique du commissaire, et de manière subsidiaire de prévoir sa responsabilité pénale, en permettant la réunion de comités parlementaires pour l’interroger sur le déroulement du régime d’exception. Dans le même temps, il appartiendra à la Cour constitutionnelle de vérifier pour chaque régime d’exception, si les conditions d’ouvertures sont toujours réunies, à défaut, elle pourra faire des signalements aux comités parlementaires. Par la constitutionnalisation des régimes d’exception, on permettrait alors de fixer des bornes plus solides et une meilleure protection des libertés garanties par la Constitution.

Cela nécessite aussi de renforcer les organes assurant la garantie juridictionnelle de la Constitution, en transformant le Conseil constitutionnel en véritable Cour constitutionnelle sur le modèle autrichien et en renforçant aussi le contrôle de constitutionnalité diffus, par les juges de droit commun, notamment pour recevoir les recours déposés par les justiciables pour contester les mesures prises lors des régimes d’exception. Par la constitutionnalisation des régimes d’exception, on permet aussi de retrouver des débats parlementaires sereins, permettant de faire de la politique et d’assurer les préservations des libertés publiques. Pour rendre compatible l’état d’urgence avec l’État de droit, il convient donc de renforcer ce dernier et d’encadrer très strictement le premier. Face à des situations d’urgences, il convient, pour préserver l’autorité de l’État, de se fier aux cadres de l’État de droit et d’en rester dans ses frontières, frontières sur lesquels patrouillera la ou les juridiction(s) constitutionnelle(s).

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