Jacques Chevallier a écrit en 2018 un article s’interrogeant sur ce qu’est un « bon » juriste. Il en distingue deux traits : sa maîtrise de la technique juridique d’une part, qui lui permet de se repérer dans le maquis des textes et des décisions de justice, et d’autre part, une solide culture générale, débordant les frontières du droit pour s’aventurer dans les sciences sociales, afin de permettre une interprétation créatrice solide capable de contribuer à l’évolution du droit positif au-delà des règles établies.
Je souscris à ces propos tout en notant, cependant, qu’ils me paraissent incomplets. En effet, une telle approche, qui se concentre sur l’aspect intellectuel du raisonnement juridique, me semble écarter une donnée fondamentale, relative à la question de la légitimité du droit et à l’attitude qui doit être celle d’un bon juriste.
Le bon avocat et juriste applique le droit légitime
Il faut d’abord revenir aux fondamentaux. Pour être obéi, le droit doit être légitime. Cela, tout le monde le sait. Je renvoie ainsi aux développements des Pr. Muriel Fabre-Magnan et François Brunet dans leur « Introduction générale au droit » (PUF, rééd. 2022).
Il est toujours bon d’abandonner (temporairement) les manuels spécialisés pour relire ceux qui traitent les thématiques premières de cette discipline. Le plus souvent, le droit est défini comme un ensemble de règles régissant la vie en société et sanctionnées par un appareil de contrainte spécialement institué à cet effet, qui veille au respect de l’ordre et en châtie la violation.
Une telle définition se retrouve autant chez Max Weber que chez Emile Durkheim (et se retrouve même chez Durkheim à la fin du XIXe siècle, donc avant Weber). Elle met l’accent sur l’outil de coercition institué pour sanctionner le respect de ces règles. Or c’est, précisément, ce qui tend à donner aux étudiants une image erronée de l’obéissance au droit, car ayant ce modèle descriptif en tête, ils en arrivent à croire que l’obéissance à la règle de droit repose sur la crainte de la sanction -ce qui est absolument faux.
Pour une raison d’ordre pratique, toutes les règles de droit ne sont pas susceptibles d’être sanctionnées, ni effectivement ni potentiellement, non seulement parce qu’elles ne sont pas systématiquement assorties d’une sanction mais aussi parce qu’il faudrait un policier derrière chaque individu.
En outre, la sanction est impuissante, ne peut pas être mise en œuvre, lorsque des masses entières désobéissent au droit : elle ne joue que contre les exceptions qui se produisent. En réalité, la sanction n’est donc pas la cause de l’obéissance au droit, c’en est la conséquence. C’est parce que les gens respectent la règle de droit qu’il devient possible de punir les quelques fautifs qui s’en écartent. Mais pour obéir au droit, il faut, précisément, en reconnaître la légitimité, ou accepter du moins la légitimité de l’autorité chargée de dire le droit.
Ce que doit être le droit d'après les Romains
Les Romains le savaient, et cultivaient, dans leur science juridique, cet art du juste et de l’équitable ; ce qui explique, comme le Pr. Michel Villey l’avait expliqué, la conservation d’un si vaste Empire sur autant de siècles : la seule force des légions n’y aurait pas suffi et il a bien fallu que les populations conquises, aussi hétérogènes qu’elles soient, adhèrent à la civilisation romaine, et donc à son droit.
Comme l’énonce le Digeste, ce recueil de textes paru sous l’Empereur Justinien au VIe siècle après Jésus-Christ : « Jus est ars boni et aequi » (ce qui signifie en l’occurrence : « Le droit est l’art du bon et de l’équitable »). Le droit est essentiellement, sinon complètement, un système de légitimité, qui ne serait pas viable s’il ne se nourrissait pas de valeurs partagées.
Un bon avocat et juriste sait désobéir
Et c’est là que l’on en revient à ce qu’est un « bon » juriste. En tant que spécialiste du droit, au contact de l’ordre juridique comme le soldat est au front, l’homme de loi doit (ou devrait…) savoir que droit et légitimité sont indissociables. Faire du droit son domaine d’activité implique ainsi une responsabilité du juriste à l’égard de la règle de droit qui lui paraît injuste, illégitime parce qu’injuste, et qui choque sa conscience.
C’est une donnée méconnue. Polémique, cette opinion gêne, beaucoup plus qu’elle ne choque dans son principe. Mais un bon juriste doit tirer toutes les conséquences d’une loi qui lui paraît illégitime. Je n’irai certes pas jusqu’à dire qu’être juriste est dangereux, mais Dieu sait que le droit n’est pas un jeu et que les responsabilités sont bien là… ! Cela semble paradoxal. Après tout, à première vue, on comprend mal comment le fait de désobéir à la loi, fût-elle injuste, puisse être concilié avec l’étude du droit, et, à plus forte raison, avec le fait d’être bon juriste.
C’est plutôt l’idée suivante, qui se présente à nous : quelqu’un qui fait son étude des lois leur doit précisément respect. Ce n’est pas moi qui dira le contraire. Il faut seulement comprendre que le juriste, parce qu’il est au contact du droit, qu’il en est le témoin privilégié, sait que le droit est indissociable, inséparable de la légitimité, ce qui doit l’engager à adopter une attitude particulière face à la loi qui lui semble injuste, qu’il juge illégitime, et qu’il doit donc lui désobéir : le « bon » juriste n’a donc pas uniquement les aptitudes intellectuelles signalées par Jacques Chevallier ; il est aussi doué d’aptitudes de caractère.
On ne peut pas être un « bon » juriste et, en parallèle, se dédouaner face à une loi illégitime en disant : « Je suis juriste, je me contente de suivre le droit en vigueur et ma conscience n’entre pas en jeu ». C’est un défaut commun chez les juristes de toutes professions (magistrature, professorat, barreau…), et dont Alexis de Tocqueville avait plus ou moins cerné une partie des causes au XIXe siècle : « Les hommes qui ont fait leur étude spéciale des lois ont puisé dans ces travaux des habitudes d’ordre, un certain goût des formes, une sorte d’amour instinctif pour l’enchaînement régulier des idées, qui les rendent naturellement fort opposés à l’esprit révolutionnaire et aux passions irréfléchies de la démocratie » (« De la Démocratie en Amérique » Paris, Pagnerre, rééd. 1848, tome 2, pp. 157-158).
Naturellement, son explication doit être partielle, et je pense que l’origine sociale des juristes mérite d’être prise en compte : provenant de milieux économiques souvent bourgeois, aisés, ils ont matériellement plus à perdre que les autres à désobéir à la loi… En outre, leurs milieux sociaux étant animés, depuis l’Ancien Régime, d’idées libérales, ils sont imprégnés de l’esprit de modération et de compromis.
Conclusion
En résumé, et c’est le point important à retenir : on peut avoir une connaissance pointue de sa matière, on peut être un grand spécialiste du droit, connaître sur le bout des doigts le dernier arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne, être capable, par l’étendue de sa culture, de produire des interprétations audacieuses et créatrices, être consulté par des instances d’État à l’occasion d’une réforme juridique, mais ne pas être au plan objectif un « bon » juriste.
Nos magistrats et nos professeurs de droit auraient dû en savoir quelque chose, en 1940 : en prêtant serment de fidélité au maréchal Pétain et au régime de Vichy, ils obéirent à une légalité que l’Ordonnance du 9 août 1944 du G.P.R.F. déclara rétroactivement nulle et sans effet (art. 2). Peut-être certains auraient-ils pu aussi en tirer les conséquences lors d’une séquence récente : la gestion politique de la crise du coronavirus.