Légalité et Pertinence juridique de l’État d’urgence sanitaire

Dans la nuit du 20 au 21 octobre, en adoptant le projet de loi portant diverses dispositions sanitaires sur lequel le Gouvernement avait engagé, le 13 octobre 2021, la procédure accélérée, l’Assemblée Nationale a autorisé la prorogation du régime de l’État d’urgence sanitaire, mesure qui n’a pas été sans contestations. En l’espèce, la question qui nous intéresse porte sur la pertinence même de ce régime, qui est désormais la quatrième légalité d’exception de notre droit public avec l’État de siège, les pouvoirs extraordinaires (art. 16 Constitution), l’État d’urgence classique, et la théorie des circonstances exceptionnelles issue des arrêts Heyriès (1918) et Dame Dol et Laurent (1919). En effet, la lecture comparative des textes instaurant les deux types d’État d’urgence laisse sceptique.

C’est la loi n°55-385 du 3 mai 1955 qui institue l’État d’urgence « standard ». À l’origine, il fut établi dans l’idée de mettre à la disposition des autorités publiques une légalité exceptionnelle plus « douce » que l’État de siège. Sans doute aussi la crainte naturelle de l’armée a-t-elle joué son rôle, car au contraire de sa variante, l’État d’urgence laisse l’essentiel des pouvoirs dans la main des autorités civiles.

Jacques Genton (1918-2008) était rapporteur du projet de loi relatif à l’État d’urgence. À la séance parlementaire du 30 mars 1955, il déclare à la tribune : « Certains cataclysmes naturels que nous avons eu à subir au cours des dernières années ou des derniers mois ont placé les pouvoirs publics dans l’obligation d’intervenir avec une extrême rapidité dans des conditions parfois exorbitantes du droit commun ». Peut-être, en l’occurrence, fait-il allusion au séisme d’Orléansville du 9 sept. 1954 et à l’incendie de la forêt des Landes du 19 août 1949. Il poursuit : « Que les événements soient provoqués par les hommes ou par la nature, les circonstances sont exceptionnelles. Il faut y faire face avec une réglementation qui n’est pas toujours adaptée ».

Cette préoccupation se reflète à l’article 1er de la loi n°55-385 qui dispose que l’État d’urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire national, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public (la raison de son application dans le département d’Algérie), soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique. Parallèlement, l’article 2 de la loi n°2020-290 instaurant l’État d’urgence sanitaire dispose qu’ « il peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ».
Ne pourrait-on pas penser qu’un événement présentant, par sa nature et sa gravité, le caractère de calamité publique, englobe par cette formule les catastrophes sanitaires ? En fait, la question est d’autant plus légitime que parmi les éléments de l’ordre public (que les régimes d’exception ont en charge de garantir à l’occasion de circonstances exceptionnelles) figure aussi la salubrité publique (art. L2212-2 CGCT).

Une lecture comparée des articles de la loi n°55-385 (peu à peu complétée, au fil des différentes mises en oeuvre de l’État d’urgence connues par la France) et de la loi n°2020-290 fait ressortir plusieurs similarités formelles (relatives à leur application géographique, à leur prorogation par le biais de la loi) et matérielles. Dans les deux cas les pouvoirs publics peuvent : limiter ou interdire les rassemblements publics, la circulation de personnes ou de véhicules aux lieux et aux heures fixés par un règlement ; ordonner la fermeture provisoire d’une ou plusieurs catégories d’établissements de toutes natures accueillant du public ; procéder à la réquisition de personnes ou de moyens privés (la loi du 3 avril 1955 modifiée dispose que « la déclaration de l’état d’urgence s’ajoute aux cas prévus à l’article L. 1111-2 du Code de la défense »), la liste n’étant pas exhaustive.

Certaines mesures d’ordre sanitaire sont certes absentes de la loi du 3 avril 1955 aujourd’hui révisée. En revanche, leur mise en application peut très bien s’opérer au moyen de décrets complémentaires pouvant renforcer et compléter certaines des mesures de départ, grâce à une habilitation législative faite au profit du pouvoir de police administrative de l’Exécutif.

Alors pourquoi avoir créé un État d’urgence sanitaire ? Sans doute, Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues ont-ils fourni la clé de la réponse : « Les textes d’exception sont rarement votés, en France, dans le calme d’une période de stabilité politique, en prévision d’un temps de crise. C’est fréquemment sous la pression des circonstances que les législateurs délibèrent et leurs actes portent ainsi la marque de leur époque et des besoins auxquels ils ont voulu parer » (L’état d’urgence, Paris, LGDJ, 2016, p. 10).

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